” Un effet d’accélération sur les données urbaines “
( Cécile Maisonneuve, Fabrique de la Cité)
AUA, EET – Paris – lundi 4 novembre 2019 – Entretien n° 164591
« Les villes se sont saisies du sujet des données car sur la gestion de l’espace public, prérogative majeure des villes, l’endroit, les enjeux sont immenses. En théorie, c’est un espace auquel chacun peut accéder gratuitement, aller et venir librement et anonymement. Mais la révolution numérique crée un autre monde. Le fait que les données puissent être connectées massivement permet de tracer l’ensemble de la vie d’un individu. C’est une formidable opportunité pour les villes et les États, toujours avides d’informations », déclare Cécile Maisonneuve, présidente de la Fabrique de la Cité, le 11/10/2019.
« Il y a un effet d’accélération autour des données urbaines et de la smart city. Les données personnelles et sensibles cristallisent le débat. En Europe, nous avons un cadre, c’est le RGPD. C’est un texte subtil, complexe et récent. Il demande à être interprété, mis en pratique selon des sensibilités différentes. Les villes sont le lieu où la question des données se pose, mais aussi le bon échelon pour expérimenter. Or l’État ne peut pas définir d’expérimentation nationale sur le sujet. En France, nous sommes très mal à l’aise avec les systèmes d’expérimentation dans les politiques publiques », indique-t-elle.
« Il y a un lien fort entre la capacité à articuler une stratégie de données et la capacité à articuler une vision de long terme sur la ville. Nous sommes pleinement dans une prérogative des villes et métropoles. La donnée est un nouvel élément fondateur du contrat social, avec le vote et l’impôt. Il ne tient plus qu’aux villes de se saisir du dossier ».
Cécile Maisonneuve répond aux questions de News Tank.
« Désormais, nous avons les moyens d’avoir un système de surveillance totale »
La Fabrique de la Cité a organisé, en septembre 2019, un événement sur le lien entre big data et autoritarisme des villes. En quoi le sujet est-il d’actualité ?
Il y a un effet d’accélération autour des données urbaines et de la smart city. Jusqu’alors, nous étions dans un débat abstrait, un peu magique. Les données apparaissaient comme des outils permettant des services plus efficaces, une ville mieux organisée, des citoyens plus heureux… Une approche solutionniste selon laquelle le big data et l’intelligence artificielle allaient régler les problèmes de congestion urbaine, d’entretien des réseaux urbains (eau, gaz, électricité) ou de participation citoyenne. Le discours consistait à vendre à la fois moins de verticalité et plus de rapidité. Les données urbaines sont devenues plus concrètes, même si toute la partie de données techniques reste invisible. La partie émergée de l’iceberg, qui fait beaucoup parler, tourne autour de la reconnaissance faciale pour des sujets régaliens, de la sécurité et l’utilisation des données par les forces de police.
« Les villes sont montées au créneau les premières au sujet de la sécurité »
Ça fait 1 an et demi qu’on voit poindre une ambiguïté entre la smart city et la safe city. Les villes sont montées au créneau les premières sur le sujet de la sécurité, alors que cela ne va pas de soi. Fondamentalement, elles ne sont pas compétentes sur un certain nombre de sujets régaliens. À Londres, la police de la ville a menti au maire en disant qu’elle n’utilisait pas les données récoltées dans le cadre d’une expérimentation dans le quartier de King Cross. À Hong-Kong, la reconnaissance faciale via les caméras de sécurité permet aux autorités de surveiller individuellement les citoyens. Ces 2 cas ont lancé le débat.
De quelles données disposent les villes ?
Il s’agit d’un ensemble extrêmement hétérogène. Ce sont beaucoup de données techniques comme les données de réseaux, auxquelles les villes ont accès grâce aux délégations de service public et qui sont essentielles pour améliorer les services urbains. Certaines villes comme Boston ont essayé de créer des tableaux de bord des données qui quantifient aussi bien la fréquentation de la bibliothèque municipale que le nombre d’arbres. Ce qui est intéressant, c’est que les données mises en avant à travers ces systèmes relèvent aussi d’un choix politique, au même titre que l’affectation des impôts. C’est le reflet d’une vision.
« Le principe de base qui régit nos vies dans les villes est la liberté d’aller et venir anonymement »
Ce sont aussi des données personnelles et sensibles. C’est ce qui cristallise le sujet. Google, dans un rapport paru en juin 2019, propose de parler de « données urbaines », en explosant la distinction entre les données personnelles et le reste. Ces « données urbaines » rassemblent l’intégralité des données en ville, y compris celles collectées dans l’espace public et dans les bâtiments. Cela réagir très fortement Toronto, où Google entend créer son propre quartier. Chantal Bernier, ancienne présidente de la CNIL canadienne et avocate spécialiste de la protection de la vie privée, explique que juridiquement cela n’a aucun fondement et qu’en l’état, ce système que propose Google n’est pas constitutionnel au regard du droit canadien. D’où cette question centrale : où mettre le curseur entre un principe de base qui régit nos vies dans les villes, c’est-à-dire la liberté d’aller et venir anonymement, et l’utilisation de nos données à des fins d’amélioration du service et du bien-être en ville ?
Le sujet des données urbaines se pose dans les grandes villes et métropoles. Se pose-t-il de la même façon partout dans le monde ?
Le débat est à la croisée de sujets technique et sociologique, mais dans le fond c’est un sujet extrêmement politique. Or, ce ne sont pas les mêmes hésitations partout. Au-delà du big data, il s’agit aussi de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la ville. Le cadre juridique n’est pas le même. En Chine, il n’y a pas de sujet de cadre juridique : la surveillance fait pleinement partie du système de contrôle social mis en place. Aux États-Unis, où l’approche des données personnelles est très spécifique également, il n’y a pas de CNIL. Les données sont régies par le gendarme de la concurrence américain, c’est donc un élément marchand.
« En Europe, nous avons un cadre juridique, c’est le RGPD »
En Europe, nous avons un cadre : le RGPD, bien qu’il soit souvent méconnu ou mal appliqué, comme tel est le cas à Nice. La ville a mis en place des dispositifs sécuritaires de reconnaissance faciale et s’est récemment fait rappeler à l’ordre par la CNIL. Le débat n’est pas terminé et la CNIL demande des précisions sur la manière dont ont pu être utilisées ces technologies. Le RGPD est aussi un texte subtil, complexe et récent, entré en vigueur en mai 2018. C’est aussi le fruit de compromis entre la Commission et le Parlement européen, entre les partis d’alors du Parlement européen et entre les sensibilités des États membres. Il a été porté par un rapporteur allemand, or l’Allemagne témoigne d’une sensibilité particulière aux données, notamment quand elles sont manipulées par l’État, pour des raisons historiques évidentes. Le texte en porte la marque.
Comment le RGPD protège-t-il les données personnelles contre les utilisations abusives des villes ?
Ce texte a été conçu comme un texte protecteur des données personnelles. S’agissant des données biométriques, à savoir celles concernées dans l’utilisation de la reconnaissance faciale à des fins de sécurité, le principe est simple : c’est interdit. Il existe cependant des principes d’exceptions liés aux conditions de sécurité et au consentement des personnes, mais cela nécessite une étude d’impact et un avis consultatif de la CNIL. Cela ouvre des possibilités de consultation démocratique et d’organisation de débats démocratiques dans les villes. Le cas de Nice est intéressant car il ne s’agit pas de n’importe quelle ville. Nice a été traumatisée par un attentat et a une culture politique particulière. Cela dit, il est essentiel que toutes les villes, aussi bien sur des sujets innovation ou de gestion des données urbaines au sens d’un data for wellness, se saisissent du sujet. Le RGPD demande à être interprété, mis en pratique selon des sensibilités différentes.
Pourquoi les villes se sont-elles saisies du sujet des données bien que cela ne relève pas expressément de leurs compétences ? En quoi est-ce l’échelon pertinent ?
« L’espace public reste la prérogative majeure des collectivités locales »
Parce que c’est l’endroit où le sujet se concentre : dans l’espace public. Et l’espace public reste la prérogative majeure des villes. En théorie, c’est un espace auquel tout le monde peut accéder gratuitement, qui n’est pas réservé à certains plutôt qu’à d’autres, ouvert à tous, gratuit, sur lequel on peut aller et venir librement et anonymement. Mais de plus en plus d’espaces hybrides émergent dans l’espace urbain et remettent en cause l’espace public traditionnel avec sa fonction politique (un espace de manifestations démocratiques et citoyennes). On conçoit l’espace public selon l’agrément, le bien-être, et rapidement ce sont des sujets commerciaux. C’est notamment le débat autour des gares. Ce ne sont pas des espaces publics car ils sont juridiquement ouverts au public, mais l’espace est dédié à d’autres fonctions. Cette hybridation survient alors que les frontières sont encore à déterminer quant à l’utilisation des données dans l’espace public, et notamment des données personnelles.
La ville est l’endroit où se joue un certain nombre de débats : celui du vivre-ensemble, notamment dans l’espace public, celui de la sécurité… C’est pour cela que les villes sont le lieu où la question des données se pose, mais aussi le bon échelon pour expérimenter. Or l’État ne peut pas définir d’expérimentation nationale sur ce sujet. En matière de collecte des données personnelles, les principes sont la finalité et la proportionnalité. Il est impossible de faire des généralités. Il faut s’atteler à des cas pratiques et concrets. En France, nous sommes très mal à l’aise avec les systèmes d’expérimentation dans les politiques publiques. L’idée de faire exception au régime juridique de droit commun sous le contrôle du régulateur n’est pas au point. En Angleterre, la ICO [la CNIL anglaise], vient de mettre en place un système de bac à sable sur le sujet des données : un système reposant sur un triangle ville-régulateur-législateur permettant de mettre en place un cadre juridique, qui complète ce que le RGPD n’a pas déterminé en matière d’expérimentation.
Vous avez évoqué le cas de Nice, qui s’est saisi du sujet des données du point de vue sécuritaire. D’autres villes françaises ont fait d’autres choix. Comment sont définies les utilisations des données par les autorités locales ? De quoi dépendent-elles et que disent-elles de la ville en question ?
« Des cultures urbaines se dessinent »
Des cultures urbaines se dessinent. Lyon, par exemple, est une ville très intéressante, car elle a énoncé une doctrine sur sa politique des données. Dans ce cas, nous parlons des données en général, dont les données personnelles ne sont qu’une petite proportion en nombre, mais qui concentrent la charge politique la plus importante. Lyon a posé un cadre et ne permet qu’aux acteurs qui acceptent de jouer dans ce cadre de travailler avec eux. La ville n’a pas cédé, même pas devant Google. Cela pose la question du tiers de confiance : est-ce le rôle d’une ville ? Les sondages montrent que l’échelon politique qui bénéficie de la confiance des Français est le maire. Le tiers de confiance a pour objectif de faire en sorte que les données ne soient pas dévoyées à d’autres usages et qu’elles permettent d’innover.
Dans quelle mesure une collectivité peut-elle se permettre d’imposer aux acteurs économiques un cadre de respect, de traitement et d’hébergement de la donnée ?
« Un lien fort entre la capacité à articuler une stratégie de données et la capacité à avoir une vision de long terme »
Les villes qui mettent en place ce genre de réglementation sont des villes dynamiques qui attirent de nouveaux habitants et de nouveaux investisseurs. Les acteurs privés sont plutôt demandeurs de ce genre de document qui explique clairement dans quel cadre ils doivent jouer. Ce n’est pas un hasard si les villes qui ont mis en place les politiques de données les plus claires sont généralement des villes dans lesquelles se développe une vision en matière d’économie et d’environnement. Il y a un lien fort entre la capacité à articuler une stratégie de données et la capacité à articuler une vision de long terme sur la ville. Nous sommes pleinement dans une prérogative des villes et métropoles. Aujourd’hui, la donnée est un nouvel élément fondateur du contrat social, avec le vote et l’impôt. Il ne tient plus qu’aux villes de se saisir du sujet.
Les villes ont toujours possédé et qualifié des données sur leurs habitants, même avant l’informatique. Comment appréhender le changement d’échelle avec le big data ?
« En changeant de quantité, on change de nature de société »
En soi, les questions de principe sont toujours les mêmes, mais elles prennent une dimension et une acuité supplémentaires. La révolution numérique crée un autre monde. Le fait d’avoir des données est une chose. Le fait qu’elles puissent être connectées massivement en est une autre. C’est la même différence qu’entre une photographie et un film. L’ensemble de la moulinette de données nous permet de tracer la vie de quelqu’un, de l’ensemble de ce qu’il est. En changeant de quantité, on change de nature de société. Le sujet prend une dimension nouvelle, car c’est une formidable opportunité pour les villes et les États, qui ont toujours été avides de données. Cela prend une autre dimension parce que les capacités de traitement, de conservation, de stockage et de transfert se sont améliorées, aboutissant à beaucoup plus de risques et de potentiel. L’accélération que l’on voit arriver ces 2 dernières années est notamment due aux entreprises, qui poussent un certain nombre de produits sur la safe city, comme l’utilisation de technologies sur les mouvements suspects. Ils sont utilisés dans des cadres très précis comme les aéroports où aux grands lieux de rassemblements de foules. Mais il y a aussi l’actualité et les risques liés à la menace terroriste qui alimentent le sujet.
Qui arbitrera entre smart city et safe city ?
« Via la possibilité de l’imprévu, de la rencontre et du chaos, naissent les projets et de la créativité »
L’arbitrage entre sécurité et liberté n’est pas nouveau. Ce qui change, c’est que nous avons les moyens d’avoir un système de surveillance totale : la possibilité technique existe. L’exemple de la Chine est absolument flagrant. Or, la raison pour laquelle on vient habiter en ville, c’est précisément pour échapper à à une sorte de destin socio-économique. C’est une réalité historique vérifiable encore aujourd’hui dans les exodes ruraux massifs d’autres pays. La ville est le lieu des opportunités. L’anonymat n’est pas seulement une question de principe. À travers la possibilité de l’imprévu, de la rencontre et du chaos que l’on appelle la ville, naissent les projets et de la créativité.
Il existe une ambivalence liée à l’open data : la ville veut tout connaître de ses citoyens, mais le citoyen souhaite également avoir accès aux données de la ville. Les acteurs économiques peuvent se montrer frileux à livrer leurs informations. Selon vous, la donnée est-elle un bien public ?
Je pense qu’il faut se poser la question au regard de ce qu’est l’économie des plateformes numérique telles que Google, Uber ou Waze. Ce n’est même pas une économie oligopolistique, c’est du monopole. Dans un système économique, loin d’être un foisonnement de petites structures, qui aboutit à une concentration monopolistique, l’open data doit être regardée avec méfiance. C’est tout le débat du projet de loi d’orientation sur les mobilités, parce que typiquement c’est le sujet aujourd’hui. L’open data des données de transport va-t-elle réellement favoriser la modernisation des services publics et typiquement des grandes entreprises du service public ? Ou est-ce que cela revient à donner les clefs d’un service public à un acteur privé qui ne sait pas ce qu’est une délégation de service public et qui n’a que faire de la notion de concession ou de mission de service public ?
« Entre le libéralisme absolu et un système fermé, il est possible de fixer un cadre toujours prêt à amender »
Nous sommes sortis de la naïveté. Entre le libéralisme absolu et un système totalement fermé où chacun sera cranté sur ses données, il est possible de fixer un cadre qu’il faut toujours être prêt à amender. Ce ne sont pas des positions figées. Il est intéressant de voir les stratégies d’adaptation des plateformes. Waze et Uber par exemple se sont adaptés, en se positionnant comme des acteurs locaux et pas seulement comme des acteurs transversaux.
Waze et Uber sont-ils réellement des acteurs locaux et neutres ?
Il y a un discours marketing et une réalité. Waze a créé le programme Connected Citizens en 2018 et permet d’échanger de la donnée avec les villes, selon un accord financier. Cela peut permettre d’améliorer une stratégie publique sur la mobilité. Si la ville sait comment l’intégrer, cela se justifie pleinement. De même qu’Uber qui se positionne comme un acteur potentiel du transport en commun privé. Ça a énormément de sens à certains endroits.
« Il faut décrypter les stratégies de ces plateformes »
Les positions dogmatiques et grands principes ne fonctionnent pas, de rejet ou de naïveté absolue en ouvrant les données à fond. Il faut décrypter les stratégies des plateformes. C’est d’autant plus possible pour les villes puissantes, puissance économique ou politique. À Londres, le bras de fer de TFL avec Uber a été sauvage. Il est intéressant de constater que les villes s’allient dans certains cas, parce qu’aucune n’arrive toute seule à régler le problème des plateformes. C’est le cas pour Airbnb par exemple. Il y a une recherche de construction d’une coalition de villes face à un acteur dont les effets disruptifs sont presque plus puissants que dans le domaine de la mobilité. Cela transforme un quartier en quelques années. De plus, les sujets d’habitat et de logement sont politiquement et socialement plus sensibles. D’un autre côté, les données d’Airbnb sur l’habitat, la vacance, les dynamiques d’investissements sont fondamentales pour construire une stratégie. La solution qui a été trouvée est d’en faire un collecteur de taxes. Donc les plateformes sont intégrées au système, mais pas au point de devenir des acteurs de l’équité et de l’accès au logement dans les métropoles. De plus, ce sont des transformations qui peuvent se faire sur le temps d’un mandat. C’est très violent pour les décideurs.
Les élections municipales sont prévues en mars 2020. Quelle place vont prendre les données dans la campagne ?
« Aucun lien entre la multiplication de caméras de surveillance et la baisse de la criminalité »
Un débat électoral donne l’occasion de poser des questions démocratiques. C’est peut-être l’occasion de rappeler certaines vérités. Il n’y a aucun lien entre la multiplication de caméras de surveillance et la baisse de la criminalité. L’Angleterre est le pays où il y a le plus de caméras de surveillance historiquement et la criminalité n’est pas égale à zéro, peu différente de celle d’autres pays.